“L’enfant déraciné”

Elogio del horizonte (Eduardo CHILLIDA – 1990) – Gijón (Asturies – Espagne) Photo personnelle

Cette sculpture monumentale installée face à l’océan évoque le maillon ouvert d’une chaîne brisée ; elle symbolise l’hommage aux Asturiens exilés qui ont dû fuir aux quatre coins du monde, durant la sombre période franquiste.


Séminaires Psychanalytiques de PARIS
 
Journées d’étude des Jeudi 10 et vendredi 11 mars 2016
 
Quelques extraits de ma conférence : L’enfant déraciné, déchiré entre sa terre d’origine et sa terre d’accueil

 
 
Pour travailler le thème de l’enfant déchiré, je me suis nourri de ma pratique clinique ainsi que de ma propre histoire.

J’ai moi-même été un enfant déraciné ; déchiré entre ma terre d’origine et ma terre d’accueil.

J’ai baigné dans plusieurs langues : l’allemand, ma langue maternelle, ainsi que l’espagnol et le français.
 
Sans oublier la langue de l’inconscient.

L’exil, consécutif au déracinement – s’il peut provoquer la souffrance – est également une chance en ce qu’il mobilise nos forces vitales que sont les pulsions de vie et les pulsions de mort.
 
Je vais vous rapporter une brève histoire vraie, dans la veine des histoires juives que Sigmund FREUD aimait raconter, puis une séquence clinique d’un patient.


Les deux amis
 
Deux amis d’enfance, tous deux juifs exilés, originaires d’Alexandrie, qui s’étaient perdus de  vue depuis, se rencontrent à New York par « le plus pur des hasards ».  
 
– C’est extraordinaire ! C’est vraiment extraordinaire de se retrouver si loin, s’écrie le premier, en serrant son ami dans ses bras.
– Si loin d’où ? répond le second. Le second est psychanalyste.
 
Nos deux protagonistes ne pensent pas à la même chose en évoquant leur origine. Le premier parle d’un lieu et d’un temps au plan réel et imaginaire (la ville, l’histoire personnelle …), le second parle d’un lieu et d’un temps au plan réel, symbolique et imaginaire (il pose la question de l’origine du sujet).
 
Ce collègue psychanalyste sait que tout objet investi par la pulsion, ici la ville natale, constitue une partie de son moi, il en a fait le deuil, ce qui lui permet de vivre un exil serein.
 
La maison assise sur un rocher
 
Serge, un jeune patient, venait d’acquérir une maison située dans les Alpes. Il était très heureux et très fier de la faire découvrir à ses parents car cette maison, assise sur un rocher, lui évoquait la maison de ses grands-parents maternels, située dans sa ville natale du Caucase. A sa plus grande surprise, en découvrant la maison, son père s’est aussitôt exclamé : « mais c’est peñona ! La maison de tes arrière-grands-parents au Chili ! » Peñona signifie, dans la langue espagnole « maison assise sur un rocher ». Serge ne s’était jamais rendu au Chili et, de plus, ignorait jusqu’à l’existence de cette maison.
 
Serge ne savait pas, mais l’inconscient savait ! C’est un exemple de la dimension transgénérationnelle dans la transmission ; et un exemple de répétition saine, de sublimation dans l’acte d’acheter la maison.
 
J’ajouterai que l’origine, le passé ont existé, dans ce récit de Serge, dans l’ici et maintenant de notre relation thérapeutique, que l’on nomme transfert. C’est à partir de ce moment que Serge a pu saisir toute la dimension et la portée de son acte d’acheter cette maison.

 
Qu’est-ce que notre origine ? Est-ce un lieu réel ou serait-ce une fiction ? Je vous propose de penser notre origine comme un mixte, un mélange subtil des deux …
 
L’écrivaine Marguerite YOURCENAR, considérait par exemple, que les livres avaient été ses premières patries. Plus près de ma conviction, la philosophe Hanna ARENDT considérait sa langue maternelle, l’allemand, comme sa patrie. Mais laissons, pour le moment, ce point en suspens.

Le déracinement de la terre d’origine provoque l’exil
 
L’exil est l’état consécutif au déracinement. Vous êtes probablement nombreux, ici même, dans cette salle, qui avez quitté, alors que vous étiez enfants, votre terre d’origine et qui vivez au sein de votre terre d’accueil. Ou encore, ce sont vos parents ou vos grands-parents qui ont quitté leur terre d’origine. Dans ce dernier cas, vous vivez l’exil par « procuration ».
 
Du point de vue psychanalytique, l’exil présente deux visages : le premier est l’évènement réel, le second est la manière dont cet évènement est vécu par le sujet. Je vous parlerai plus loin du troisième visage de l’exil.
 
L’évènement réel se décline de différentes façons : émigration, expatriation, exode, diaspora, adoption etc… Il est, soit volontaire et donc choisi, soit forcé, alors subi. Les raisons sont de nature diverses : climatiques, économiques, politiques etc…
 
L’exil est un état qui provoque, chez le sujet l’affect nostalgique. La terre natale de la jeunesse manque, mais ce qui manque surtout, c’est la jeunesse elle-même[1]. Quelquefois, le sujet a le sentiment de vivre dans un « entre-deux », déchiré entre sa terre d’origine et sa terre d’accueil. L’écrivain Michel Del CASTILLO, exilé d’Espagne à l’époque franquiste, raconte qu’en France on l’affublait du terme bien connu, très péjoratif d’« espingoin », alors qu’en Espagne, on le surnommait « el franchute » (que je peux traduire par « le franchouillard).
 
« D’où suis-je donc, qui suis-je ? » se demandait-il alors, si je ne suis ni tout à fait espagnol, ni tout à fait français. Sa question sur l’origine le conduisait, du même coup, à s’interroger sur son identité. Comme si pour avoir le sentiment d’être, il lui fallait être de quelque part.

 
Le rêve de Sarah, un rêve d’exil :
 
« Vos papiers ! »
 
Sarah se réveille en sursaut de ce rêve d’angoisse.
 
 – « Une nuit glacée d’hiver – je marche, accompagnée d’un enfant. Nous sommes à bout de forces, épuisés
– d’où venons-nous ? Je l’ignore
– nous nous dirigeons vers un lieu inconnu, une sorte de terre promise
– nous voici à la frontière
– sous le halo de l’unique réverbère, j’aperçois le garde-frontière sortant de sa guérite 
– je distingue ses pupilles irisées qui étincellent, telles celles d’un chien enragé prêt à bondir.
– la voix puissante et grave du garde-frontière déchire le brouillard qui confère à la nuit une épaisseur particulière 
– il s’adresse à moi, en vociférant : « Vos papiers ! »
– je m’aperçois que je n’ai aucun document d’identité et m’apprête à lui répondre que je suis de partout et de nulle part. Ainsi, il nous laissera certainement passer
– on ne peut pas être de partout et de nulle part, hurle-t-il. J’ai dit « Vos papiers ! » … « Vos papiers ! »
A ce moment, j’ai sursauté dans mon lit et crié comme jamais je n’ai crié,  sans pouvoir appeler « au secours ».
 
Le cri de Sarah ne m’a pas semblé relever du simple cri, tel celui de l’enfant qui appelle sa mère pour satisfaire un besoin ; non, j’ai entendu un cri abyssal. Pour FREUD, ce type de cri est lié à la détresse primitive (qu’il nomme hilflosigkeit). Pour J.-D. NASIO[2], ce type de cri est ce qui renvoie au plus central et plus intime en nous-mêmes dans la relation à l’autre maternel : un silence absolu, un vide absolu, impersonnel, entre la mère et l’enfant (Jacques LACAN[3] a nommé cette relation : « extimité »).
Voici le troisième visage de l’exil : la solitude face au vide intrinsèque dans la relation à l’autre maternel.
 
En me réveillant, le corps tout humide, hébétée, me dit Sarah, j’ai éprouvé un soulagement immense. Un soulagement jusque-là inconnu. J’ai eu la conviction d’avoir échappé au pire … c’est comme si j’avais risqué de devenir transparente, invisible ou pire : de ne plus être.
 
A quoi Sarah a-t-elle la conviction d’avoir échappé ? Quel est ce réel à l’horizon, cette « énigme du commencement »[4] tout autant qu’énigme de la fin absolue, qui angoisse tant Sarah ? Nous dirions qu’elle a cru échapper à la pire des horreurs : la limite ombilicale de l’être.    

 
La langue maternelle
 
Qu’est-ce que notre langue maternelle ? Qu’est-ce qu’une langue ? Pour la psychanalyse, ce n’est assurément pas la langue des linguistes.
 
LACAN a dû inventer un néologisme – linguisterie – pour insister sur le fait que notre propre langue, notre langue maternelle, est bien plus qu’un système dédié à la communication. Notre langue nous construit et nous « travaille » sans cesse[5] ; ce n’est pas nous qui la faisons résonner, mais c’est bien elle qui nous fait vibrer au rythme de l’inconscient, et c’est elle qui a été jusqu’à déterminer notre venue au monde[6].
 
L’inconscient se manifeste dans la langue maternelle. La langue maternelle est façonnée au sein des contacts du corps de la mère et du corps de l’enfant. C’est la langue de la sensualité, du plaisir de la sensualité, du contact symbolique avec la mère …
 
La langue maternelle est la langue de l’amour, de l’amour comme pulsion, comme le dit NASIO, sans cesse nourrie au cœur de la relation à l’autre.

 
Le traumatisme
 
Selon la nature de l’alliage des évènements vécus et du fantasme du sujet, le déracinement provoque différentes déchirures, propres à chaque sujet. Le déracinement est toujours une épreuve douloureuse.
 
Lorsque des symptômes, différents selon l’âge et la maturité de l’enfant apparaissent, c’est dans l’après coup ; c’est dans le cadre de la relation analytique, dans le transfert, que le déracinement se révèle traumatique. Ce sont les lois de la répétition qui conditionnent l’apparition d’un symptôme nouveau en relation avec un traumatisme plus ancien, refoulé, voire forclos. En effet, et de façon paradoxale, le traumatisme n’est pas l’évènement ancien, le traumatisme apparaît dans la relation transférentielle, dans l’ici et maintenant de son apparition, de sa formation[7].
 
Voici une séquence clinique :
 
Mayia – quand la violence remplace la nostalgie
 
Mayia – treize ans – est une jeune patiente née en Haïti. Haïti, à cette époque, était [déjà !] en plein marasme économique et politique. De sa présence physique et psychique, émane une insoutenable douleur d’exister. Abandonnée peu après sa naissance, elle a vécu dans un orphelinat Haïtien jusqu’à environ l’âge de six ans, âge auquel elle a été adoptée en France.
Elle m’est adressée par un service de la Protection Judiciaire de la Jeunesse car, depuis la rétractation de sa famille adoptante, moins d’un an après l’adoption simple, elle va de foyer en foyer, de famille d’accueil en famille d’accueil … personne, en effet, ne la supporte plus. Elle-même ne se supporte plus. Elle est grossière, extrêmement violente envers autrui et envers elle-même. En décrochage scolaire, elle fugue régulièrement. Elle a commis de nombreux vols. Il lui arrive de s’automutiler. 
 
Avant de l’accueillir pour une première séance, je me suis amplement documenté sur Haïti. Il est important que l’analyste se documente de façon approfondie, comme je l’ai fait pour Mayia, puis oublie, comme il oublie la théorie, afin de se prêter le plus innocemment possible à l’écoute du patient.
 
Dès la première séance, Mayia évoque sa mère de naissance : « la salope, elle m’a vendue ! » Je dois dire qu’il a été très délicat d’installer un transfert positif avec Mayia, tant elle était douloureuse, « écorchée vive ».
 
Après plusieurs mois de séances tendues, éprouvantes, teintées par sa violence et le risque qu’elle interrompe brutalement le traitement à tout moment, une séance s’est avérée décisive, Mayia me raconte un rêve qu’elle qualifie de « très bizarre » :
 
Il y a du monde, elle est nue, elle pleure … mais ses pleurs sont des cris d’appel de bébé … tout, autour d’elle, est flou, d’une couleur orangé apaisante … il y a probablement un feu au centre de la pièce … ça chante … elle pleure puis, au moment de sombrer dans un sommeil profond, elle se réveille.
Concentré dans l’écoute, ce rêve me convie à penser qu’il s’agit d’un rituel vaudou de protection. Je le lui dis, avec prudence. Mayia a l’air surprise et, un sourire ténu esquissé tout au bord des lèvres, me demande s’il est possible que sa mère l’ait aimée ne serait-ce qu’ « une seconde ». J’ose lui répondre que oui.
 
C’est à ce moment-là que le traumatisme s’est dévoilé.
 
Mayia était aux prises avec des sentiments hostiles, agressifs voire meurtriers, à l’endroit de sa mère de naissance. En  permettant à Mayia de rencontrer le traumatisme puis d’éprouver la nostalgie, accomplissement progressif d’un deuil enfin possible, s’est ouvert la voie de la guérison de son violent déracinement.
  
Le deuil
 
Nous sommes confrontés au deuil suite à la perte d’un objet, à la condition que celui-ci ait été fortement, intimement investi, inconsciemment investi. Ce peut être une personne aimée, un animal aimé, une poupée aimée, parfois une maison etc… Nous le savons, pour l’enfant, le premier objet est la mère, parfois un substitut maternel.
 
Que perd donc l’enfant déraciné qui a perdu sa terre natale ? En quittant la terre natale, ses parents déracinés le déracinent (il arrive parfois qu’il parte « seul »), il perd alors ce que perdent ses parents, au plus profond d’eux-mêmes. Il vivra l’exil et la nostalgie au travers des fantasmes parentaux et familiaux. Il perd également des objets dont la présence subtile participait à la construction de son moi. Ce sont des personnes, des couleurs, des goûts, des odeurs, des sons etc… c’est à dire des éléments avec lesquels il était lié par les  sens, au niveau de l’image inconsciente du corps. Mais il perd aussi ce qu’il a de plus précieux : le bain de la langue parlée par sa mère et par ses proches, il perd l’ambiance et l’atmosphère sociale liées à cette langue. Déraciné, l’enfant perd donc une partie de son moi[8].
 
 
Comment accompagner, écouter l’enfant déraciné ?
 
Ce qui fait le plus souvent défaut, pour qu’un sujet puisse élaborer son deuil, c’est la dimension du rituel et du temps[9]. Il me parait donc essentiel d’écouter le deuil de nos patients, afin que la nostalgie puisse prendre progressivement sa place.

Accompagner l’enfant déraciné, c’est aussi lui permettre, dans la mesure du possible, de garder le contact avec sa langue maternelle, de continuer à la parler, la cultiver, la chanter. La langue maternelle est sa véritable terre natale.
 
FREUD (alors exilé en Angleterre) a écrit, à l’âge de 83 ans, que : le « […] point si douloureux pour l’émigrant… C’est -comment dire ! – la perte de la langue en laquelle on a vécu et pensé, et qu’on ne pourra jamais remplacer par une autre, quelques efforts affectifs que l’on fasse… »[10]. La langue, notre terre, c’est donc aussi ce que l’on n’oubliera jamais, que l’on ne perdra jamais.

 
Le moment de conclure
 
Le moment est venu de nous demander : Qu’est-ce que [notre] terre, ce lieu de naissance ? Existe-t-elle […] encore ? N’est-elle pas notre fable, la fable des égarés ?[11]

La terre natale est notre fable ; nous sommes des égarés. Au fond, la nationalité n’existe pas, mais nous avons besoin de la fiction d’une terre natale.

Notre langue est notre véritable terre. Elle est le prisme au travers duquel nous parlons, nous rêvons, nous appréhendons le monde, nous aimons (et haïssons) et désirons.

 
Quand donc est-on chez soi ? Quand on est accueilli, soi-même et sa langue[12].
 

 [1]KANT, Emmanuel, Anthropologie in Pragmatisher Hinsicht, 1789, in STAROBINSKI, Jean, Le concept de nostalgie, revue Diogène, n°54, Gallimard, 1966. 
 [2]NASIO, J.-D., Le livre de l’amour et de la douleur, DESIR / PAYOT, 1996. 
 [3] Néologisme créé et introduit par Jacques LACAN. Se reporter au Séminaire XVI : leçons du 12 et 26 mars 1969. 
 [4] NASIO, J.-D., L’inconscient, c’est la répétition !, DESIR / PAYOT, 2012. 
 [5] LACAN, Jacques, L’étourdit, in : Autres écrits, SEUIL, 2001. 
 [6] LACAN, Jacques, Ecrits, SEUIL, 1966.  
 [7]NASIO, J.-D., Le paradoxe du traumatisme, in : Aux limites du transfert, ROCHEVIGNES, 1985, (ouvrage collectif sous sa direction). 
 [8]NASIO, J.-D., Mon corps et ses images, DESIR / PAYOT, 2008.
 [9] NASIO, J.-D., L’hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, RIVAGES, 1990. 
 [10] Lettre de Freud à Raymond de SAUSSURE, écrite en exil à Londres le 11 juin 1938. 
 [11] NASIO, J.-D., L’inconscient à venir, Christian BOURGOIS, 1980. 
 [12] CASSIN, Barbara, La nostalgie, Quand donc est-on chez soi ? Autrement, Paris, 2013.